vendredi 14 mai 2010
La conscience du danger sauvera l'humanité
Le message d'Albert Jacquard est sans équivoque: ou bien l'humanité se détourne de la course à la croissance économique éternelle et cesse de considérer les ressources de la planète comme infinies, ou bien elle devra faire face à son propre naufrage dans un avenir pas si lointain.
Et la profonde récession qui a frappé le monde devrait selon lui servir de première étape de réflexion sur les moyens d'éviter le pire.
L'intellectuel français refuse d'ailleurs de qualifier les déboires mondiaux de la dernière année de « crise ». « Ce qu'on traverse, ce n'est pas une crise, c'est une mutation. Une crise, ça se termine, comme on parle tout le temps de la "sortie de crise". Mais pour moi, il n'y a pas de sortie de crise dans une aventure humaine avec des conséquences aussi graves. Il y a des mutations, c'est-à-dire qu'il y a des opportunités de développer des idées nouvelles, notamment dans le secteur économique. »
Car il y a urgence de repenser notre relation avec ce qu'il qualifie de dogme de la « croissance » vue comme unique façon de se sortir du marasme et de progresser. « Si la croissance signifie la croissance de la consommation, c'est une supercherie qui ne peut pas durer, a-t-il expliqué au cours d'une rencontre avec Le Devoir. Ceux qui prêchent la croissance de la consommation, dans les pays où les besoins vitaux sont déjà plus que satisfaits, sont plus néfastes que les dealers répandant leurs drogues. »
La meilleure façon d'évoquer le problème serait de poser la question de la disponibilité des richesses de la Terre, dilapidées sans véritable retenue, surtout depuis le début de l'ère industrielle. C'est le cas, par exemple, des stocks de poissons du globe qui devraient être épuisés d'ici à peine quelques décennies, selon le Programme des Nations unies pour l'environnement. Or des milliards de personnes en dépendent en grande partie pour leur alimentation quotidienne. Que faire alors? « On sait qu'on ne quittera pas la Terre pour aller coloniser une autre planète. La question qu'on devrait se poser, pour l'ensemble des ressources, c'est comment on les répartit. »
Ce n'est certainement pas le cas à l'heure actuelle. « La façon dont les économistes négligent trop souvent de tenir compte de la finitude de la Terre est significative du comportement de l'humanité envers elle, note justement Albert Jacquard dans son plus récent livre, Le compte à rebours a-t-il commencé?. Dans de nombreux domaines, la cote d'alerte a été dépassée, notamment dans l'utilisation des ressources non renouvelables, ce qui est le cas des sources d'énergie, gaz, charbon et pétrole par exemple. Un arrêt le plus rapide possible de la destruction en cours s'impose avec comme objectif de retarder ou même d'éviter leur épuisement. »
Générations à venir
La chose est d'autant plus essentielle que le polytechnicien et généticien de 83 ans insiste sur le fait que les richesses qui ont pris des millions d'années pour se constituer appartiennent aussi « aux générations à naître ». Si l'idée peut sembler relever du lieu commun, sa mise en application exigerait rien de moins que l'instauration d'une structure de « gouvernance mondiale », selon M. Jacquard. « On ne peut imaginer que six milliards de personnes pourront s'en sortir sans organiser les pouvoirs et sans mettre en place une démocratie planétaire. Ou bien ce n'est pas possible, alors c'est foutu, ou bien c'est possible et il faut essayer. »
Vaste programme, surtout lorsqu'on observe la complexité parfois kafkaïenne des grandes structures comme l'ONU ou alors les négociations sur les accords de Kyoto. « Il y a un véritable choix de société, affirme M. Jacquard. Est-ce qu'on admet qu'une vie d'homme doit se résumer à la lutte contre les autres, ce qu'on appelle le libéralisme? Ou alors, au cours d'une vie, on peut essayer de réaliser certains idéaux », comme l'amélioration de la santé de tous, la préservation des ressources ou la protection de l'environnement?
Et cette volonté de concevoir une société à la fois « plus juste et plus durable », détournée de la « croissance à tout prix », doit être ancrée dans le système éducatif. « Les événements de l'été 2008 semblent avoir fait progresser de plusieurs étapes le compte à rebours qui conduit à la catastrophe économique, note ainsi l'auteur dans son dernier ouvrage. Heureusement, la conscience du danger, elle aussi, a progressé. Elle peut nous aider à éviter le pire. L'aboutissement et la lucidité dépendent du système éducatif. »
À condition, bien sûr, qu'il ne soit pas instrumentalisé pour servir d'outil de formation de la main-d'oeuvre « compétitif » sur un « marché » du savoir. « L'école est au service de ceux qui s'adressent à elle pour qu'elle les aide à devenir eux-mêmes, non au service de la société. Elle n'est pas chargée de lui fournir des humains prêts à l'emploi dont elle a besoin. » Il dénonce d'ailleurs la tendance à introduire de plus en plus la notion de « compétition » dans le vocabulaire relatif à l'éducation. « Pour moi, c'est un vrai scandale. L'objectif n'est pas de donner les moyens de lutter contre les autres, mais plutôt d'aller à la rencontre des autres. Par conséquent, il faut un système éducatif qui ne tient pas compte des palmarès. »
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