vendredi 28 mai 2010

VOUS SEREZ LES DERNIERS A CONNAITRE VOTRE LANGUE



Il y a trente ans, dans un discours d’adieu qu’il adressait à ses étudiants médusés, un professeur de traduction de l’Université de Montréal leur annonçait qu’ils allaient compter parmi les rares personnes au Canada à pouvoir écrire correctement le français... en l’an 2000. Voici un extrait de ce discours, cité de mémoire.1

«Vous serez les derniers à connaître votre langue telle que la décrivent les grammaires classiques. Progressivement privé du soutien moral et financier des pouvoirs publics, l’enseignement du français cédera de plus en plus de place à celui de matières plus «modernes», plus «utiles», comme cette science nouvelle en devenir de religion, Sa Sainteté l’informatique, par laquelle tout devra passer désormais, y compris la malnommée démocratisation du savoir.
«Le français ne sera plus considéré comme une matière essentielle à la formation des étudiants. Ceux-ci pourront donc obtenir un diplôme universitaire même s’ils seront à peu près incapables d’écrire une phrase qui se tienne, même s’ils emploieront à tort et à travers des mots et expressions dont ils ignoreront le sens, et ce, d’autant plus qu’ils auront totalement désappris de lire.
«Ce phénomène ne sera pas limité au Canada - ou au Québec, si vous préférez. Il se produira aussi dans un grand nombre de pays, plus particulièrement dans les pays industrialisés. Privés d’un enseignement approprié des fondements de leur langue maternelle à l’école, les enfants seront privés d’un outil essentiel de perception et de conception du monde.
«C’est ainsi que les sociétés seront plongées dans l’enfer dit de la babélisation des rapports entre les personnes.
«Actuaires, avocats, architectes, chimistes, comptables, économistes, ingénieurs, médecins, physiciens et autres professionnels utiliseront une langue approximative, hésitante, trébuchante, et qui, alourdie de leurs jargons respectifs, les rendra inaptes à penser juste et, partant, à parler juste.
«Leur incompétence linguistique se répercutera sur leur capacité de comprendre le monde, sur leur jugement et sur leur discernement, et ils auront de la réalité une vision déformée qu’ils seront incapables d’exprimer autrement que de façon déformée.
«La langue ne sera plus le lieu d’une convention selon laquelle les locuteurs s’entendent sur un certain nombre de règles régissant les rapports entre les mots, leur genre, leur nombre et, naturellement, leur signification et leur interprétation.
«La langue sera le lieu du charabialisme et du dialectalisme - elle sera le lieu de l’impérialisme de l’ignorance.
«Soyez donc vigilants dans l’exercice de votre métier, ne tenez rien pour acquis, étudiez sans cesse, gardez votre grammaire à portée de la main, opposez aux assauts de la facilité une résistance farouche, et montrez-vous dignes de cette belle langue à la défense et à l’illustration de laquelle vous consacrerez votre existence professionnelle.
«C’est à vous, futurs écrivains publics, que l’on fera appel non seulement pour traduire des documents, mais aussi pour les rédiger ou les corriger. Vous avez donc l’avenir devant vous, le travail ne vous manquera pas, et vous serez peu nombreux à pouvoir l’abattre.»

Ces prédictions étonnantes, lancées à une époque où la Terre des hommes se promettait à elle-même un avenir radieux, où les sociétés modernes se voyaient destinées à accéder à ce qu’il était convenu d’appeler la civilisation des loisirs; ces prophéties de malheur, faites quand l’éclosion des techniques de communication allait assurer sur le monde une ouverture telle que l’humanité n’en aurait jamais connue auparavant, n’ont pas manqué d’inspirer un grand étonnement, mêlé d’une fière anticipation, chez les étudiants de ce professeur - et elles ne sont pas tombées dans l’oreille d’un sourd.
Qu’en est-il donc, trente ans plus tard? L’état de la langue française, au Canada (au Québec), est-il aussi pitoyable que le prévoyait le bon professeur? L’univers linguistique qu’il projetait dans l’avenir était-il exagérément sombre?

*
Certes, les loisirs abondent, dans nos sociétés occidentales, mais il n’est pas nécessaire de chercher longtemps pour se convaincre qu’ils sont réservés à une minorité que l’on aperçoit tantôt à bicyclette, parsemant de couleurs vives les chemins de nos campagnes, tantôt agglomérée autour d’un guide dans un musée, tantôt ébaubie devant la beauté grandiose d’une cathédrale gothique ou la splendeur d’un château de la Loire, tantôt suant sang et eau pour le plus grand bonheur de la forme physique dans ces temples du conditionnement que sont les salles d’athlétisme de haute technologie.
Mais pour légitimes et nécessaires qu’ils soient, ces loisirs et autres passe-temps ne suffisent pas à faire une civilisation. Pour qu’il y ait civilisation, il doit y avoir aussi pensée. Et pour qu’il y ait pensée, il doit y avoir réflexion. Et pour qu’il y ait réflexion, il faut des idées. Et pour qu’il y ait des idées, il faut des mots. Et où trouve-t-on les bons mots nécessaires à la formulation de bonnes idées, sinon que dans les bons livres?

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